Désormais nourri du sang des infidèles, Daech se régale aujourd’hui de cet état d’urgence imposé à l’ennemi. Jouissance terrible que d’imaginer les grandes artères vides de Bruxelles, les femmes au foyer et les petites filles belges privées d’école, ne serait-ce que pour un début de semaine. Ces derniers jours, des sportifs aussi sont restés au vestiaire, des carnavals ont rangé leurs couleurs et des musiciens se sont tus. Gardiens de l’esprit de Noël, les grandes fêtes populaires et les marchés d’artisans connaissent quant à eux un sursis incertain. L’atmosphère a un sale goût de répression doublé d’une dérangeante odeur de talibanisation.
Devant la menace, nos démocraties veulent garder la tête froide, mais force est de s’avouer que nos droits fondateurs viennent d’être réduits à un silence temporaire par l’obscurantisme d’une mafia de fous frustrés. Et tant d’occasions de joie de vivre, subitement annihilées par une politique de couvre-feu instaurée par l’État, mais ultimement dictée par Daech.
Au nom du principe de précaution, jusqu’à quel point nos belles nations devront-elles alors courber l’échine devant l’ennemi? Jusqu’à quel point nos si chères libertés devront-elles se restreindre? La vieille Europe, pour se protéger, devra-t-elle forcément subir l’austérité d’une politique sécuritaire à l’américaine ou à l’israélienne? La formule semble éprouvée, mais les défenseurs des libertés appréhendent déjà les conséquences orwelliennes d’un Patriot Act ou d’un C-51 européen.
Pour se prémunir d’un nouveau bain de sang, les pouvoirs publics interdisent donc déjà les grands rassemblements de tout ordre. Ces rassemblements dont la nature même invite au dialogue et encourage la diversité. Ces rassemblements où l’on prend la pleine mesure de nos acquis et dans lesquels on débattra toujours sainement pour faire grandir nos idées. Les mitrailleuses étaient encore chaudes que les Parisiens ne s’étaient-ils pas déjà rassemblés sur les places publiques pour célébrer leur liberté menacée? La foule encourage la catharsis et nous rappelle à la solidarité et à nos droits les plus précieux. On y aborde des personnes que nous n’aurions jamais osé importuner en d’autres circonstances. On s’ouvre naturellement à elles, on veut parler, donner et aussi recevoir, et se recueillir parmi les siens sur les décombres de nos valeurs blessées. Ainsi malgré le drame, la confiance et les sourires finissent toujours par réapparaître, un peu comme si l’on se prenait à pouffer avec un inconnu croisé aux funérailles d’une vieille tante.
Au Yukon, le public d’Onde de choc n’a pas manqué à la règle. La nouvelle venait à peine de tomber que les spectateurs du soir avaient déjà tous en tête les images des attentats de Paris. Ce soir-là, dans les couloirs du Centre des arts, les commentaires culturels se mêlaient aux réactions d’effroi. On prenait le pouls de la communauté, on demandait des nouvelles des immigrants de France et l’on s’inquiétait même pour leur famille et leurs amis restés au pays. On trouvait du réconfort et l’on essayait de comprendre le drame en s’exprimant simplement, avant de prendre place dans les travées.
Ce soir-là, le public s’impatientait alors d’assister à une démonstration de liberté et de créativité, à l’expression des corps et à la libération des sensations les plus profondément enfouies dans l’imaginaire des hommes. On voulait de la danse, de la musique, de la poésie et des arts sans tabou, et l’on réclamait à grands coups d’applaudissements cette kyrielle de petites perles humanistes que Daech a érigée en démons.
Ce soir-là, le public du Centre des arts a pu se sentir proche de ceux qui, comme eux, s’étaient autorisés un vendredi d’évasion dans une salle de concert. Les premiers sont rentrés chez eux sous la neige, les seconds ont payé de leur vie leur amour du rock.