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le Mercredi 4 février 2015 11:08 Éditorial

Le Québec s’en mêle (ou s’emmêle)

Pierre-Luc Lafrance

On a parlé abondamment dans les médias de la cause de la Commission scolaire francophone du Yukon qui était entendue par la Cour suprême le 21 janvier. Moi-même, j’ai signé un article sur ce sujet que vous pouvez lire en page 2. Par contre, je n’ai pas traité d’un aspect dans ce dossier, le fait que le Québec s’y soit invité. D’abord parce que ça ne touche pas les grands enjeux propres à la situation franco-yukonnaise, mais aussi parce que je voulais approfondir davantage mes réflexions sur cette question par le biais d’un éditorial (celui que vous lisez en ce moment même).

Petit récapitulatif des faits pour ceux qui n’auraient pas suivi le dossier. Le Québec, par le truchement de la procureure générale du Québec, a demandé le statut d’intervenant dans ce dossier pour prendre position du côté du gouvernement du Yukon. Concrètement, le Québec demande une application rigoureuse de l’article 23 de la Charte canadienne des droits et libertés, plutôt que des assouplissements demandés par la Commission scolaire.

Cet article traite du droit à l’instruction dans la langue de la minorité (donc en anglais au Québec et en français dans le reste du pays). Pour que tout le monde sache bien de quoi on parle ici, voici le texte :

(1) Les citoyens canadiens :
a) dont la première langue apprise et encore comprise est celle de la minorité francophone ou anglophone de la province où ils résident,
b) qui ont reçu leur instruction, au niveau primaire, en français ou en anglais au Canada et qui résident dans une province où la langue dans laquelle ils ont reçu cette instruction est celle de la minorité francophone ou anglophone de la province, ont, dans l’un ou l’autre cas, le droit d’y faire instruire leurs enfants, aux niveaux primaire et secondaire, dans cette langue.

(2) Les citoyens canadiens dont un enfant a reçu ou reçoit son instruction, au niveau primaire ou secondaire, en français ou en anglais au Canada ont le droit de faire instruire tous leurs enfants, aux niveaux primaire et secondaire, dans la langue de cette instruction.

(3) Le droit reconnu aux citoyens canadiens par les paragraphes (1) et (2) de faire instruire leurs enfants, aux niveaux primaire et secondaire, dans la langue de la minorité francophone ou anglophone d’une province :
a) s’exerce partout dans la province où le nombre des enfants des citoyens qui ont ce droit est suffisant pour justifier à leur endroit la prestation, sur les fonds publics, de l’instruction dans la langue de la minorité;
b) comprend, lorsque le nombre de ces enfants le justifie, le droit de les faire instruire dans des établissements d’enseignement de la minorité linguistique financés sur les fonds publics.

La position du gouvernement du Yukon (et celle du Québec) dans l’interprétation de cet article est que les enfants dont les parents n’ont pas été éduqués dans la langue de la minorité et ceux qui ne sont pas citoyens canadiens (donc, même les immigrants francophones engagés dans le processus pour obtenir leur cito-yenneté) doivent étudier dans la langue de la majorité.

Lors de mon entrevue avec le président de la Commission scolaire francophone du Yukon Ludovic Gouaillier, il a trouvé les mots justes pour décrire mon impression sur la position du Québec : « Je ne suis pas surpris… mais déçu. » En effet, ceux qui ont grandi au Québec savent à quel point la question de la langue et de l’enseignement peut être sensible. Replié derrière la loi 101, le Québec craint qu’une décision dans ce dossier en faveur de la Commission scolaire francophone du Yukon sur la question des ayants droit ait comme effet secondaire de permettre aux francophones du Québec d’envoyer leurs enfants à l’école en anglais.

Il faut reconnaître que ce n’est pas un scénario farfelu. Toutefois, j’estime que le Québec a un rôle de porte-parole de la francophonie canadienne (voire des Amériques), et qu’à ce titre, il se devait, sans aller jusqu’à prendre position pour la Commission scolaire, de ne pas nuire au sort des francophones hors Québec. Il aurait pu, comme plusieurs intervenants le proposent, plaider l’exception québécoise, montrer que le contexte n’est pas le même pour la minorité anglophone au Québec (qui jouit d’infrastructures dont toutes les minorités au pays ne peuvent que rêver) que pour les minorités francophones dans les autres provinces ou territoires. Le Québec a déjà plaidé dans d’autres dossiers que le contexte était différent au Québec que dans le reste du pays.

Ce n’est pas le premier rendez-vous manqué du genre. Vous me pardonnerez de ne pas m’en souvenir (je n’avais que dix ans à l’époque), mais en 1989, le gouvernement québécois avait appuyé l’Alberta dans une cause touchant la gestion des écoles dans la communauté franco-albertaine. Comme quoi les choses ont peu changé depuis…

N’empêche, cet événement ne fera qu’ajouter au gouffre qui sépare les Franco-canadiens des Québécois. On parle la même langue, mais on ne se comprend pas… faut dire que c’est dur de comprendre quelqu’un dont on ignore à peu près l’existence.

Quand je vivais au Québec, je revendiquais le droit de vivre en français dans ma province. Les autres communautés francophones au pays, je ne les connaissais même pas. Pour moi, c’était une frange marginale de la population canadienne et comme on ne m’en parlait jamais, je n’avais aucune raison de remettre ma pensée en question.

En sortant de chez moi, en devenant un Franco-Yukonnais (comme d’autres sont Franco- Ontariens ou Franco-Manitobains ou Franco-mettez-le-nom-d’une-province-ou-d’un-territoire), je me suis rendu compte que le Québec manque d’ambition. Il faut revendiquer ce droit de vivre en français à la grandeur du pays et non se refermer sur soi-même.

Mais bon, le Québec n’est pas le défenseur du fait français au Canada, il est le défenseur du Québec. Et, de ce point de vue, il a pris la bonne décision.