Pierre-Luc Lafrance
Depuis que le célèbre animateur de l’émission Q, Jian Ghomeshi, a été remercié par la CBC le 26 octobre, la question des agressions sexuelles n’a jamais été autant traitée sur la place publique. Ce n’est plus seulement un événement honteux pour les victimes qui se vit de façon personnelle, mais bien un sujet de société.
Rappelons les grandes lignes de cette histoire hautement médiatisée. Au moment de la mise à pied de l’animateur, les raisons qui justifiaient cette décision étaient nébuleuses. Après tout, on parlait de l’enfant chéri de CBC.
L’animateur-vedette a rapidement répliqué avec une poursuite des 50 millions de dollars (qui a été majorée à 55 millions de dollars). Plus tard, il a publié une lettre sur sa page Facebook pour commenter la situation. Il y affirmait qu’il était amateur de jeux de rôle et de sadomasochisme dans ses pratiques sexuelles, mais que le tout se passait de façon consensuelle et qu’après tout, il s’agissait de sa vie privée. Il a même comparé son intimité à une version soft de 50 nuances de gris. Par contre, toujours selon lui, la Société d’État aurait eu peur que des détails de sa vie sexuelle soient étalés sur la place publique. Enfin, il se disait victime d’une campagne de salissage.
En soirée, le Toronto Star a publié un article explosif avec le témoignage de trois femmes qui accusaient Ghomeshi de les avoir violentées lors de relations sexuelles ou de préliminaires, et ce, sans leur consentement. Une employée de la CBC ajoute que l’animateur lui aurait fait des avances sexuelles à caractère violent.
Dans les jours suivants, des femmes ont commencé à témoigner anonymement sur des agressions de Ghomeshi. Le Toronto Star est revenu à la charge avec un autre article. À ce moment, le nombre de victimes présumées s’élevait à huit. Et certaines ont choisi de sortir de l’anonymat, à commencer par l’actrice Lucy DeCoutere. Plus tard, l’auteure et avocate Reva Seth a raconté une expérience malheureuse qu’elle a vécue avec l’animateur. Puis, une ancienne productrice de Q a relaté l’enfer qu’elle a vécu en travaillant avec Ghomeshi. Plus inquiétant encore que les actions que la vedette a portées, c’est l’impuissance des victimes qui ressort de son témoignage qui donne froid dans le dos. Elle dit s’être plainte, mais que c’est demeuré lettre morte. Et pendant ce temps, les plaintes à la police de Toronto se sont accrues au même rythme que les témoignages.
Un problème plus large mis en lumière
Bien sûr, je ne ferai pas ici le procès de Ghomeshi, ce n’est pas mon rôle et je n’ai pas toute l’information en main pour le faire. Je veux surtout parler de ce qui a découlé de cette histoire hautement médiatisée, car souvent il n’y a rien de mieux que du fumier pour faire pousser de belles fleurs. D’abord, cette histoire a brisé des stéréotypes. Non, les agresseurs ne sont pas tous des mottés qui violent de jeunes filles sans défense dans des ruelles sombres (en fait, il s’agit même de l’exception plutôt que de la règle). Ici, le présumé agresseur est un homme charmant, articulé, cultivé. Même chose pour les victimes, ce ne sont pas de pauvres filles. Elles sont avocates, actrices, professionnelles.
Dans la tourmente de l’affaire Ghomeshi est né le mouvement #BeenRapedNeverReported lancé par deux journalistes, Sue Montgomery de la Gazette à Montréal et Antonia Zerbisias, du Toronto Star. En dévoilant au grand jour avoir été elles-mêmes victimes d’agression sexuelle, elles cherchaient à ouvrir une porte pour que les victimes cessent de vivre dans la honte, et aussi faire comprendre aux gens que non, ce n’est pas si simple de dénoncer. Ce mouvement a un pendant francophone avec le mouvement #AgressionNonDenoncee. Les dénonciations et les témoignages se sont accumulés sur les médias sociaux (particulièrement Twitter) et ailleurs. Tous les jours, on entend parler du sujet.
Et c’est en cela que l’histoire, en ce qui me concerne, a des retombées positives. Jamais la question des agressions sexuelles et du sort des victimes n’avait autant fait parler. Jusqu’à la politicienne Sheila Copps qui a fait une sortie publique le 10 novembre. Bien sûr, il y a eu des dérapages, comme à l’UQAM où trois professeurs ont vu leur porte placardée d’autocollants dénonçant la culture du viol. Il y a aussi quelque chose de troublant dans la dénonciation anonyme d’individus ciblés, ou pire encore, dans un ensemble vague qui permet de suspecter l’un ou l’autre. C’est dangereux de s’engager dans cette voie, qui revient à la mise en place d’une justice parallèle, car cela mène à une chasse aux sorcières. Je crois que ce qui est vraiment à dénoncer, c’est une situation ou, de façon plus globale, une culture. Il ne faut pas perdre de vue le principe qui veut qu’on ne peut se faire justice soi-même. Il faut éviter que le débat ne dérape.
Toutefois, tout cela est symptomatique d’un des problèmes majeurs qui ressort de tout ceci : le système en place n’est pas adapté à la situation et il y a un questionnement de société à faire pour trouver des solutions. Encore maintenant, les femmes qui décident de dénoncer leur agresseur se retrouvent rapidement dans le rôle de suspect lors de leur témoignage : comment était-elle habillée? Avec combien d’hommes a-t-elle couché? Avait-elle bu? Etc. Alors que dans les faits, peu importe la réponse à ces questions, rien ne justifie que l’on soit violé.
En terminant, je ferais une mise en garde. Il faut éviter les généralisations faciles. Certains discours se radicalisent avec un retour de l’idée que tous les hommes sont des violeurs potentiels. Ce n’est pas en diabolisant les mâles que le dossier pourra progresser. Je crois qu’il y a de l’éducation à faire auprès des hommes et auprès des femmes. Mais il y a surtout des changements à faire du point de vue des mécanismes (judiciaires, entre autres) et, pour ça, il faut collectivement se prendre en main.