A.B. : Suat Tuzlak, vous avez été le fondateur et propriétaire de l’Alpine Bakery, depuis 1984. Vous venez désormais de vendre votre boulangerie. Pouvez-vous nous raconter votre histoire, comment a commencé cette belle aventure?
Swat Tuzlak : Je vivais à Calgary, et je travaillais à Grande Prairie. Je connaissais une personne qui venait de déménager de Calgary vers le Yukon. Selon elle, le ski de fond était meilleur ici. Elle était postière. Nous allions souvent skier ensemble, alors elle m’a invité pour une fin de semaine de Pâques. Au lieu de retourner à Calgary, je suis venu au Yukon pour quelques jours. Je suis tombé amoureux du Yukon.
Ensuite, j’ai pris une grande décision. J’ai quitté ma carrière, mon emploi sécuritaire, c’était un grand saut. Je suis arrivé ici, je ne connaissais que cette personne-là. J’ai décidé de faire quelque chose que je n’avais jamais fait auparavant : de la boulangerie. J’en faisais déjà à la maison, mais ce n’était pas ma profession du tout.
Après être arrivé à Whitehorse, ça m’a pris une année pour m’organiser, acheter l’équipement, trouver un lieu, etc.
A.B. : Est-ce que l’Alpine Bakery a toujours été dans le bâtiment tel qu’on le connaît aujourd’hui?
S.T. : Non. Pendant les dix premières années, la boulangerie était située à côté du restaurant qui est maintenant Chez Antoinette. Le bâtiment de l’Alpine Bakery a été construit dans le but d’être la boulangerie.
A.B. : Suat, vous, autant que votre boulangerie êtes reconnus pour votre engagement au sein de la communauté. Était-ce votre vision depuis le début?
S.T. : On dit que la nourriture est à la base de la justice sociale, de l’esprit communautaire. Faire pousser les aliments, les transformer, les cuisiner, les manger… Tout cela rassemble, ce sont des activités de communauté. Je pense que les entreprises qui concernent la nourriture peuvent être plus orientées vers la communauté que beaucoup d’autres. Oui, je crois que ça faisait déjà partie de ma personnalité. Au cours des années, parfois, lorsque des gens entraient dans la boulangerie, on les entendait dire des choses comme « j’ai eu une mauvaise journée; je suis entré ici et je me sens mieux, mon énergie a changé ». C’était un magnifique compliment.
Grâce à l’espace à l’étage, il y avait aussi souvent des activités relatives à la communauté, à la nourriture… des conférenciers, des films…
Évidemment, tout cela faisait partie de ce que j’avais en tête, mais de même que mes recettes, c’est un résultat qui a été atteint en collectivité. Quand les gens me disent qu’ils aiment mes recettes, je leur réponds qu’elles sont le résultat d’un savoir-faire collectif, d’une énergie commune, pas juste la mienne. La boulangerie, c’était la même chose.
A.B. : Donc, vous venez de passer le flambeau à de nouveaux propriétaires?
S.T. : Oui, officiellement, Silvia Roswitha Streit et Walter Streit sont devenus les propriétaires de la boulangerie le 1er janvier dernier. Il s’agit d’un couple d’Allemands. Nous nous connaissons depuis environ une dizaine d’années. Ils ont toujours adoré le Yukon, ils y passent environ trois mois par année. Au fil du temps, ils sont devenus des amis. Avant chaque séjour qu’ils faisaient ici, ils appelaient environ un mois à l’avance et passaient d’énormes commandes pour la boulangerie. Ils partaient ensuite faire des excursions, mais ils voulaient emporter des produits de l’Alpine Bakery. Du pain, des biscuits, des légumes… Nous avons fini par nous rapprocher. Il y a quelques années, ils m’ont invité en Allemagne, avec ma fille Mira, à l’occasion de leur mariage. Le Yukon les appelait depuis longtemps, semble-t-il.
A.B. : Vous avez cinq enfants. C’est surprenant de voir que vous n’avez pas passé le flambeau à l’un d’entre eux. Pourquoi cela?
S.T. : Oui, j’ai cinq enfants. Certains d’entre eux auraient pu reprendre la boulangerie. Ils sont brillants et ils avaient les connaissances qu’il aurait fallu. Mais comme toutes les jeunes personnes, ils ont leurs propres intérêts évidemment! De plus, c’est une aventure qui demande un très grand engagement. En temps surtout. C’est énormément de travail, sept jours sur sept. Je pense qu’ils avaient envie d’avoir une vie plus équilibrée que la mienne, je ne peux pas leur en vouloir pour ça!
A.B. : Vous avez donc plus de temps à présent. Que fait Suat Tuzlak maintenant qu’il ne confectionne plus les pains de la boulangerie?
S.T. : Au moment où je vous parle, je reviens de la piscine, et j’ai fait du yoga. Je fais aussi beaucoup de ski. Après plus de trente ans de longues journées, de tant de dévouement professionnel, je pense que pour quelque temps, je vais prendre quelques moments pour moi. C’est bon d’avoir une petite pause. Je vois cela comme un moment « sabbatique ». J’ai beaucoup d’autres centres d’intérêt, et j’ai encore beaucoup d’énergie aussi. Je suis certain qu’un nouveau projet va se présenter avec le temps. Ce n’est pas quelque chose qui se présente immédiatement. Pour le moment, je prends du temps, je me détends et je vais voir ce que la vie va m’apporter.
A.B. : Avez-vous des passions?
S.T. : J’aime toujours autant cuisiner! Derrière vous, vous voyez mes petits pains qui sont en train de lever. J’aime aussi partager. Avec mon horaire dédié à la boulangerie, je n’avais pas beaucoup de temps pour des activités sociales. À présent, je prends du temps pour voir des gens. Je partage des activités de préparation de pain. Parfois, je fais des échanges de services : j’enseigne à mon entraîneuse de natation à faire du pain par exemple!
Et bien sûr, j’ai beaucoup de livres qui m’attendent et voici ici une boîte de nouveaux disques. Je les ai reçus il y a deux ans! Maintenant, c’est le bon moment pour les écouter!
A.B. : Merci beaucoup, Suat, ce fut un grand plaisir.
S.T. : Merci à vous. Je voudrais aussi mentionner que si la boulangerie a fonctionné, si ce projet que j’avais a réussi et duré aussi longtemps, c’est parce que j’ai eu le soutien de la communauté. Les habitants de Whitehorse m’ont toujours soutenu, depuis le début. Sans eux, la boulangerie n’aurait pas pu survivre. Pour cela, je voudrais les remercier.