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Je m’en souviens comme si c’était hier. Dans la salle de classe, la voix de Simon résonne : «Hé, Julie, c’est dégueulasse tes poils en dessous des bras!» Du haut de mes onze ans, je sens la honte m’envahir. Son flot chaud et visqueux m’enveloppe toute entière tandis que je baisse la main et enfile rapidement un gilet. Je ne répondrai plus aux questions du professeur ce jour-là.
Le soir venu, dans la salle de bains, j’inspecte minutieusement mes aisselles. Comme de fait, deux longs poils noirs bouclent joliment sur ma peau adolescente. Je ne savais même pas qu’ils étaient là. Je fouille dans les tiroirs de ma mère, trouve une pince à épiler et les arrache d’une main peu assurée.
La douleur est vive, mais qu’importe. M e revoilà lisse, me revoilà belle, me revoilà propre pour Simon et les autres.
Pendant près de vingt ans, je m’infligerai régulièrement le même supplice et traquerai avec minutie le moindre poil sur mes jambes, mon pubis ou mes aisselles. J’achèterai des kilos de crèmes dépilatoires chimiques et des centaines de rasoirs en plastique jetables.
Une fois par mois, je me rendrai scrupuleusement au salon de beauté pour me faire épiler « le bikini » à la cire (parce qu’on ne peut pas dire « pubis » dans ces endroits, semble-t-il). J’étudierai les mérites comparés des méthodes d’épilation au fil, au miel, au laser.
Je dépenserai des milliers de dollars et gaspillerai des centaines d’heures à faire en sorte que mon corps corresponde à une norme sexiste aliénante qui ne me plait même pas, à moi.
Un pied de nez au patriarcat
En effet, depuis toujours, les filles que je trouve les plus sexys sont celles qui arborent fièrement leurs poils sous les bras comme autant de pieds de nez au patriarcat. Je les trouve belles, libres et fortes.
Mais malgré ce goût prononcé pour les toisons fournies, il me faudra tout de même plus de vingt ans — et un déménagement à l’autre bout du monde — pour oser enfin m’affranchir du dictat du glabre. Pour laisser mes jolis poils noirs bouclés vivre leur vie tranquillement sous mes aisselles, et adorer voir la surprise dans les yeux de ceux qui les découvrent au détour d’un mouvement.
Malgré la douleur de la cire, l’inconfort du rasoir, les rougeurs, les démangeaisons et les poils incarnés, il me faudra plus de vingt ans pour me défaire de la peur de déplaire et pour commencer à accepter mon corps tel qu’il est.
Un corps de femme, avec des poils, de la cellulite, des plis, des bosses ; mais surtout une histoire, un passé, des combats et des victoires. Un corps merveilleux, fait pour bouger, danser, nager et escalader les montagnes, et non pour souffrir sur une table d’esthéticienne.
Une certaine ouverture, merci Maipoils!
Non, mes poils ne sont pas sales. Pas plus que mes cheveux, en tous cas, et probablement bien moins que la barbe de ce gars dans laquelle j’aperçois les miettes de son petit-déjeuner!
Vingt ans pour comprendre que ma valeur ne dépend pas du regard des hommes et refuser de me soumettre à l’injonction du lisse. Il faut dire que j’ai grandi dans les années 90 : l’acceptation de soi n’était pas vraiment à la mode. Dans les magazines, les corps étaient tous imberbes, homogènes, blancs, minces.
Je ne dis pas que ça a radicalement changé aujourd’hui, loin de là. Mais on assiste à une certaine ouverture.
En 2017, le mouvement québécois Maipoils a vu le jour. Par la suite, de nombreuses personnalités, comme la mannequin américaine Emily Ratajkowski, ont publié des photos d’elles avec des poils sous les bras, sur les jambes, plus rarement sur le pubis.
Je rêve d’un monde où cela devienne normal, où cela ne suscite plus de réactions de haine, de dégout ou de gêne. Qu’afficher des aisselles poilues ne soit plus considéré comme un geste politique. Que le corps naturel des femmes ne dérange plus.
Un monde où l’on arrête de dire aux femmes quoi faire, quoi porter. Un monde où chacune serait libre de se raser, ou pas.
N’a-t-on pas des choses plus importantes sur lesquelles nous disputer?
Julie Gillet est directrice du Regroupement féministe du Nouveau-Brunswick. Ses chroniques dans Francopresse reflètent son opinion personnelle et non celle de son employeur.