Âgé de 82 ans, Dominique Prinet, retraité à Vancouver, revient sur le cours de sa vie et avoue que lors de son passage à Yellowknife il a vécu « les plus belles années de sa vie ».
C’est à l’âge de 25 ans qu’il a quitté l’Europe pour le Canada. « J’étais très malheureux et désemparé en arrivant de France et c’était grâce à ce pilotage, à l’environnement du Grand Nord et à cette vie sauvage que j’ai pu retomber sur mes pieds et redémarrer, reconnaît-il. Ça m’a complètement transformé. »
Son livre Pilote du bout du monde vient de sortir. En quelque 300 pages, le livre raconte « certains des vols les plus aberrants » qu’il a effectués dans les années 1960. Les récits du livre décrivent plusieurs vols effectués dans le Nord canadien, « dans des conditions qui l’enthousiasment parce que beaucoup de ces vols étaient vraiment à la limite de ce que peuvent faire un pilote et un avion ».
Il a transporté toutes sortes de gens. Des prospecteurs, des chercheurs d’or ou de pétrole, des chasseurs et des trappeurs, des hommes et des femmes qui rendaient visite aux familles des Premières Nations, des touristes et des aventuriers. Souvent, il évacuait des blessés urgents et aidait à combattre les feux de forêt.
« J’avais le sentiment de contribuer à l’ouverture du Grand Nord, j’aidais les gens à faire ce qu’ils avaient à faire et, de temps en temps, je devais mener des évacuations médicales dans des conditions difficiles. Ces vols dans l’Arctique étaient physiquement pénibles et me stressaient énormément, mais me paraissaient utiles et importants », confie le pilote.
« On ne sait plus où on est »
Tout cela s’est passé bien avant l’accessibilité des systèmes de géolocalisation. « Maintenant, avec le GPS, on sait non seulement où on est, mais aussi dans quelle direction on vole, éclaircit M. Prinet. Ce n’était pas toujours le cas autrefois. »
Le pilote explique que voler dans le Grand Nord était assez difficile, car la proximité du pôle magnétique rendait les boussoles pratiquement inutiles. De plus, les cartes étaient souvent pleines d’inexactitude. La forme des lacs, par exemple, était fréquemment fausse. « Ils ont probablement été dessinés à partir de photos aériennes prises pendant que les lacs étaient encore partiellement gelés », remarque-t-il.
« Quand on ne peut pas utiliser le compas si près du pôle magnétique et qu’on doit se repérer sur des cartes incomplètes et imprécises, la navigation en été est délicate et en hiver c’est vraiment très stressant », assure le pilote.
Dominique Prinet raconte qu’il fallait se fier à un gyrocompas. Le problème est que cet appareil maintient un cap pendant 20 ou 30 minutes avant de commencer à dériver. « Il ne reste pas en ligne droite, il vous amène de travers, sur une courbe », explique-t-il.
Au bout d’un certain temps, d’une heure par exemple, « on n’est plus du tout dans la bonne direction. Il faut le recaler de temps en temps sur un repère géographique qu’on trouve sur la carte. » Encore faut-il trouver une carte, ce n’était souvent pas possible. « Pendant l’hiver, c’est complètement atroce parce que tout est absolument plat, tout le sol et les milliers de lacs dans la toundra sont gelés et couverts de neige. »
Le pilote essaie de décrire la circonstance : « On voit de temps en temps des rivières, mais on ne voit plus les lacs. On ne sait pas vraiment où l’on est, disons dans un rayon de 50 ou 100 km, et surtout on ne sait plus dans quelle direction on vole. » Et ça, ne pas savoir où l’on est et où l’on va, « c’est [ce qu’il a] trouvé le plus dur ».
Une portion considérable du livre parle de la tension vécue dans ces situations désorientantes, « à voler sur la banquise, de nuit, sans points de repère et sans compas, par visibilité variant de zéro à un kilomètre ».
Tout droit, comme un camion
M. Prinet évoque aussi qu’« autrefois, il n’y avait pas encore tous ces règlements très restrictifs qui limitent les durées de vols à un certain nombre d’heures par jour ou par semaine ». Ça veut dire qu’à l’époque « on volait indéfiniment jusqu’à l’épuisement ».
Cela était principalement dû au fait que la majeure partie du salaire des pilotes provenait d’une rémunération au kilomètre. Les pilotes recevaient « un salaire fixe très faible » et les sommes importantes n’apparaissaient qu’après plusieurs kilomètres de vol. Ce paiement au kilomètre était mesuré en ligne droite et à la condition d’avoir abouti.
« Si on fait les trois quarts du trajet, que ça ne se passe pas [comme espéré] et qu’on revient, on n’est pas payé. Uniquement si le vol est réussi », précise l’aviateur. Cela a poussé tous les pilotes à continuer leurs vols jusqu’au bout « même s’il faisait mauvais temps, que la météo devenait exécrable ou qu’il commençait à faire nuit et qu’on n’était pas sûr de pouvoir passer ». Aujourd’hui, l’aventurier le reconnaît : « c’était un peu dangereux ».
Cela a également incité les pilotes à voler constamment, tout le temps. Dominique Prinet décrit le rythme : « Il n’y avait pas de samedi ni de dimanche. Il n’y avait pas de jour ni de nuit : on volait et on volait. » La fatigue était souvent au rendez-vous. « Souvent, j’ai demandé aux passagers de prendre les commandes pendant que je dormais », raconte le pilote.
« Je disais que ça se conduit comme un camion, pour qu’ils essaient de continuer tout droit. » Le pilote a profité de ces moments pour de courtes périodes de sommeil. « Je le leur disais surtout pour qu’ils gardent le soleil en ligne de mire, parce que si le soleil n’est plus au même endroit, devant le cockpit, ça veut dire qu’on se dirige dans la mauvaise direction. »
Durant les longues nuits d’hiver, dans le Nord, quand le soleil n’apparaissait pas à l’horizon pendant des semaines, Dominique Prinet transportait des passagers par -50°C, dans le blizzard et le brouillard, en survolant une toundra obscure et infinie.
Un soir de février 1969, pendant un vol sur l’île Melville, il s’inquiétait de la pénurie de carburant et a décidé de couper le chauffage pour économiser l’essence. Il faisait -45°C dans la cabine et les passagers ont sorti une bouteille de whisky et l’ont offerte au pilote. Il décrit le moment : « Ils devaient se dire que j’aurais vraiment besoin d’une gorgée d’alcool pour me donner du courage, et j’apprécie ce geste sympathique. Mais le whisky [était] en phase solide, transformé en bloc de glace. »
Le livre compile plusieurs épisodes de tension et de situations extrêmes. Le chapitre « Un Crash à travers la glace » relate l’épisode tragique vécu avec sa femme en novembre 1971.
Le couple a décollé de Yellowknife à bord d’un avion Cessna 180 pour aller mesurer l’épaisseur de la glace sur le lac Meridian, près de Fort Reliance, à l’extrémité est du Grand lac des Esclaves.
Son patron à Yellowknife disait que le lac Meridian « [devait] être gelé jusqu’au fond ». Lorsque le couple est arrivé, ils ont compris qu’une fine couche de neige empêchait de voir la glace. « Mais pas une cassure, pas de trace d’eau qui laisse envisager la moindre faiblesse. La surface me paraît uniformément solide. »
Ils décident de poser l’avion. « Un instant plus tard, le bruit culmine en une explosion sourde et, d’un seul coup, le paysage disparaît et je ne vois plus rien devant. » L’avion s’est enfoncé dans le lac d’un seul coup par l’avant.
Les paragraphes qui suivent augmentent en intensité dans le livre. On peut lire comment le couple est sorti d’un avion qui coulait dans l’eau, et comment les deux amants, complètement trempés, ont réussi à survivre à -30°C. Ils ont eu la chance d’avoir une cabane de prospecteurs juste à côté.
Les prospecteurs et chercheurs d’or sont très présents dans le livre. On apprend que les pilotes savaient où l’or était découvert. Il suffisait d’embarquer un chercheur d’or quelque part et de remarquer « les yeux qui brillent ». Le pilote écrit : « Ils sont tous contents et ils ne peuvent pas cacher l’enthousiasme. »
Mais il paraît que les pilotes avaient une éthique quand même. « On travaille toujours dans le secret le plus absolu, écrit l’aviateur. C’est une loi non écrite parmi les pilotes. De même, un pilote ne dira jamais où il a déposé des prospecteurs. »
L’auteur n’oublie pas toutes ces fois où les pilotes transportaient de l’or.
« Au cours des années, j’en ai transporté des dizaines de tonnes par petits sacs, me demandant chaque fois pourquoi je ne partirais pas tout simplement avec mon chargement vers des plages ensoleillées bordées de cocotiers, pour m’allonger sur le sable fin parmi de charmantes jeunes filles à moitié nues arborant des colliers de fleurs. »
Un Yellowknife différent
Le charme de ce livre ne se trouve pas seulement dans les descriptions des vols troubles. Le texte est également pimenté par des descriptions de Yellowknife dans les années 1960, à une époque dominée par l’activité minière, où l’on a encore la fièvre de l’or.
Il y a des descriptions d’épisodes de combats de rue et de beaucoup d’alcool, de dynamite faisant exploser des voitures de police, des coups de couteau et de feu. Une partie considérable de la population semblait vivre entre la soif d’or et le vertige d’un retour à la civilisation après une saison loin de tout et de tous. Les chauffeurs de taxi dominaient la mafia de l’alcool du marché noir.
Le pilote a quitté Yellowknife au début des années 1970, mais il a aujourd’hui une fille et quatre petits-enfants qui y vivent et il revient parfois à la capitale des TNO.
« Ça me trouble beaucoup chaque fois, parce que c’est devenu une ville très civilisée et très sérieuse, dit-il en riant, alors qu’autrefois c’était une ville du Far West, complètement déjantée, qui n’était occupée que par des mineurs, des aventuriers, des chasseurs et surtout des chercheurs d’or. »
Depuis les quatre dernières décennies, assure-t-il, « il y a des gens du gouvernement un peu partout. Enfin tout ça est très sage, ça a été complètement transformé. C’est l’effet de la civilisation. » Malgré l’ordre aujourd’hui instauré dans la ville, Dominique Prinet ne cache pas son sentiment : « C’était plus amusant autrefois. »