Ces dernières années, le Nord a inspiré des dessinateurs du Sud avec des ouvrages remarqués tels que Nunavik de Michel Hellman, Whitehorse de Samuel Cantin et le monumental Payer la terre de Joe Sacco. Mais qu’en est-il des bédéistes du Nord ?
L’anthologie de bandes dessinées The Northern Gaze promet d’apporter au neuvième art un regard franchement nordique en présentant le Nord canadien dans toute sa complexité et son ambigüité, par et pour des lecteurs du Nord. L’ouvrage de 60 pages, à paraitre en mai, présente la perspective de neuf artistes résidant dans les trois territoires.
Initiatrice et coordinatrice du projet, Kimberly Edgar, qui est elle-même illustratrice et dessinatrice résidant à Dawson City, au Yukon, souhaitait apporter une nouvelle perspective sur le Nord et l’Arctique. Selon elle, les bandes dessinées canadiennes qui dépeignent le Nord adoptent une perspective qui ne traduit pas fidèlement le quotidien. « J’étais frustrée de lire un roman graphique sur le Nunavik [Nunavik de Michel Hellman, Powpow, 2016] qui est un voyage exotique à l’intention des Montréalais. C’est presque une brochure touristique », laisse-t-elle tomber en entrevue téléphonique.
Avec cette anthologie, elle souhaite apporter une réponse visuelle et panterritoriale sur le Nord pour un lectorat du Nord et ainsi aborder de façon plus large et profonde les thèmes qui sont importants pour les illustrateurs d’ici.
Pour la réalisation de ce projet, elle a reçu 9 100 $ du fonds Culture Quest, qui est administré par l’Institut Klondike des Arts et de la Culture (KIAC), basé à Dawson. Chaque artiste a reçu 500 $ pour sa contribution et Mme Edgar a créé la couverture de l’ouvrage.
Mythologie inuite
Olivia Akeeshoo Chislett, l’une des artistes, réside à Iqaluit. Le dessin était un loisir pour elle, jusqu’à ce que Kimberly Edgar la contacte afin de lui demander de participer au projet et d’avoir la possibilité d’être publiée pour la première fois.
« J’étais très enthousiaste à l’idée du projet de bande dessinée et ce n’est pas très souvent que l’on trouve des choses faites pour et par des gens qui vivent ici », explique-t-elle. Sa création qui aborde la mythologie traditionnelle inuite est une célébration des récits racontés par les ainés et qui ont toujours intéressé Olivia Akeeshoo Chislett. La culture orale, autrefois bannie par les missionnaires au XIXe siècle, a cependant continué d’être transmise en secret de génération en génération, explique l’artiste. En choisissant ce thème, elle a décidé de poursuivre le travail de transmission à travers le médium plus contemporain : la bande dessinée.
« L’objectif principal pour moi était de fournir une compréhension de la culture pour les personnes qui vivent ici. Nous entendons beaucoup de contes traditionnels racontés par les personnes ainées et c’est très important ; mais c’est aussi très gratifiant de voir des façons plus contemporaines de raconter des histoires avec des points de vue traditionnels et culturels. »
Désillusions à Yellowknife
Alison McCreesh, artiste des Territoires du Nord-Ouest, remarquée pour l’intimiste Ramshackle (Conundrum Press 2015, Rue de l’échiquier 2018) travaille actuellement sur un troisième roman graphique à paraitre à l’automne 2022. Sollicitée directement par Kimberly Edgar, elle a tout de suite accepté la proposition. « Le thème du Nord en bande dessinée, ça cadrait bien avec ma pratique en général », dit-elle.
L’artiste a choisi, pour l’anthologie, l’un des chapitres de son projet de roman graphique, récit autobiographique de son installation à Yellowknife, qu’elle a retravaillé sous un autre angle. « Ça raconte une mésaventure qui nous est arrivée dans cette nouvelle vie que l’on essayait d’apprivoiser, explique-t-elle. Ça va parler aux gens qui ont déménagé du Sud au Nord, qui en avaient une image précise et qui ont vécu des désillusions. »
La mort au Yukon
Esther Bordet est géologue de formation, mais s’est toujours intéressée au dessin. En 2017, elle suit un cursus à l’université d’art et de design Emily Carr à Vancouver afin d’apprendre les fondamentaux de la bande dessinée. Ce projet d’anthologie a été l’occasion, pour l’illustratrice, de se créer un portfolio et un réseau à travers les trois territoires.
Son récit créé à l’aquarelle aborde le thème de la mort, qui l’a tout de suite frappé lors de son arrivée au Yukon. « Une des choses qui m’a interpellé depuis que je suis ici, ce sont les corps des personnes mortes d’hypothermie ou qui se sont noyées et que l’on retrouve au printemps sur le bord des rivières et des lacs », dit-elle.
Sujet délicat à aborder, Esther Bordet, qui a choisi de ne pas montrer la mort de façon directe, a créé volontairement un décalage entre le texte et les dessins qui illustrent l’arrivée du printemps et le retour des animaux et des oiseaux migrateurs. « Je ne voulais pas montrer le problème de façon évidente et je voulais laisser les choses un peu floues, indique-t-elle. La mort fait partie du cycle de la vie et c’est un cycle infini qui se répète. On fait partie de ce cycle et la mort est là tout le temps. »
Une présentation virtuelle
L’anthologie sera présentée au festival de bande dessinée de la Ville reine Toronto Comic Arts Festival, qui se tiendra cette année en format virtuel du 8 au 15 mai. Kimberly Edgar souhaite que la présence de cette anthologie au festival apporte une visibilité aux artistes du Nord dont le talent n’est pas toujours connu dans le sud du pays.
Pour Olivia Akeeshoo Chislett, qui espère voir d’autres projets similaires se réaliser dans le futur, il serait bénéfique pour des illustrateurs autochtones des territoires d’être « encouragés dans ce genre de projets qu’ils n’auraient peut-être pas accomplis de leur propre initiative ».
Articles de l’Arctique est une collaboration des cinq médias francophones des territoires : les journaux L’Aquilon, l’Aurore boréale, et Le Nunavoix ainsi que les radios CFRT et Radio Taïga.