Denis Lord – L’Aquilon
La bande dessinée de Joe Sacco embrasse le destin des Dénés depuis les traités jusqu’aux quêtes des nouveaux leaders.
La bande dessinée peut-elle être un médium aussi approprié que le cinéma ou la prose pour documenter l’actualité? C’est le pari qu’a tenu Joe Sacco tout au long d’une œuvre dont le dernier opus, Payer la terre, est consacré aux Dénés des Territoires du Nord-Ouest (TNO).
Né à l’île de Malte, Sacco, depuis plus de 15 ans, est la figure emblématique de ce que d’aucuns appellent le bédéreportage, un genre qui a pris de l’ampleur simultanément à d’autres créneaux — autofiction, carnet de voyage, drame, etc. — généralement peu associés à la bande dessinée.
La méthode Sacco, c’est de quitter le confort de l’atelier pour s’aventurer sur le terrain à la rencontre des gens, de la vérité et de l’histoire. Pour Gorazde par exemple, il s’est rendu dans cette enclave musulmane de Bosnie toujours menacée par les troupes serbes. Une démarche similaire a généré deux ouvrages consacrés à la Palestine.
Un projet très ambitieux
Le projet documentaire de Payer la terre, pour lequel Sacco a visité plusieurs communautés ténoises en compagnie de la conseillère municipale Shauna Morgan, se révèle très ambitieux. La majeure partie du récit est consacrée aux pensionnats indiens, avec les récits des expériences individuelles de plusieurs personnages, des réflexions sur les impacts intergénérationnels. Mais dans son œuvre de plus de 260 pages, l’auteur a voulu embrasser toute l’histoire des Dénés, depuis les traités 8 et 11 jusqu’aux questionnements d’une nouvelle génération de leaders, en passant par les dilemmes causés par l’exploitation des ressources, la mine Giant, l’oléoduc de la vallée du Mackenzie, notamment. De Sambaa K’e à Inuvik, Joe Sacco illustre ces enjeux collectifs par des trajectoires individuelles.
Cette volonté d’exhaustivité ne cesse d’impressionner, mais peut s’avérer d’une densité confondante, d’autant plus que le récit débute sans préambule, sans mise en contexte. Une stratégie narrative cadrée sur la fiction ou sur quelques personnages comme prisme des dynamiques en cours aurait-elle mieux servi le propos? À voir.
À tout le moins, on saluera le courage de l’auteur, qui n’a pas choisi la voie de la facilité et fait preuve d’un grand souci d’exactitude. On lui sera également reconnaissant de s’élever bien au-delà des clichés sur les Autochtones. Rien de monolithique dans sa vision, ni de manichéen, alors que Sacco montre comment des enfants revenant des pensionnats pouvaient être rejetés par leur propre communauté, comment des femmes douées sont maintenues dans des postes subalternes en raison des traditions discutables, comment des protagonistes peuvent opter pour le développement des ressources par souci collectif et non par strict intérêt personnel.
La raison des Anciens
Sacco ne se prive pas non plus de contester « l’immunité diplomatique » des personnes aînées. « Est-ce véritablement une manière d’être qui disparaît », commente-t-il à propos d’un propos amer de Dolphus Jumbo, « ou nous sert-il une énième version de ces sempiternelles lamentations des anciens? » Ailleurs, il rapporte les propos de Lawrence Nayally sur la colère et l’agressivité de la génération sortante des chefs, perçues comme des freins à l’évolution.
Comme d’habitude dans ce type de récit investi d’un caractère didactique, les vignettes narratives jouent un rôle prépondérant, permettant d’ajouter de l’information aux cases et dialogues, assumant la cohésion entre les scènes et véhiculant les propos personnels de Sacco, qui tempèrent l’objectivité de l’œuvre. Effectivement, Sacco se met en scène tout au long du récit, avec pudeur, sans trop investir dans cette avenue.
Il sait bien varier sa mise en page, en jouant par exemple des insertions; graphiquement, Joe Sacco revendique l’influence de Robert Crumb et son style hachuré noir et rappelle effectivement ce dernier. Cependant, les aptitudes de Sacco pour la physionomie sont limitées et plus les plans sont gros, plus ce défaut est patent. Shauna Morgan est méconnaissable, Marie Wilson et René Fumoleau apparaissent comme des caricatures dans un album voué au réalisme. Ces retenues ne sauraient totalement oblitérer la justesse et la richesse de Payer la terre. L’œuvre, on le soulignera, avec une grande sensibilité, réussit parfaitement à transmettre les émotions et la destinée de ceux et celles qu’elle représente.
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