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le Mercredi 22 octobre 2014 9:57 Art et culture

Une écrivaine évoque le souvenir des femmes autochtones disparues

Tara Beagan.
Tara Beagan.

Christopher Scott

Depuis son lancement en 1996, le Programme des écrivains résidents permet à la Ville de Dawson d’accueillir annuellement quatre auteurs qui sont logés dans la maison familiale de Pierre Berton, célèbre écrivain historique canadien ayant autrefois grandi dans cette communauté. Pendant leurs trois mois de séjour, les écrivains poursuivent leur travail, se laissent imbiber par l’ambiance locale et participent à au moins une lecture publique de leur œuvre à la bibliothèque municipale.

Tara Beagan.

Tara Beagan.

Cet automne, c’est au tour de Tara Beagan, dramaturge métisse originaire de l’Alberta et établie à Toronto, de s’installer parmi les Dawsoniens, où elle demeurera jusqu’au mois de décembre. Âgée de 38 ans, l’artiste a rédigé depuis dix ans une vingtaine de pièces traitant des expériences autochtones vécues historiquement et au présent. Les sujets de ses productions sont typiquement très durs : violence systémique et étatique, legs du syndrome d’alcoolisation fœtale dans les familles… C’est en jumelant un solide travail de recherche historique ou sociologique à ses périodes de création littéraire que Tara parvient à donner de l’authenticité à ses ouvrages.

Une artiste engagée

En rencontre avec l’Aurore boréale, elle a fait preuve d’une vivacité, d’un sens de la réplique, et d’un intellect engagé parfois désarmant, en discutant d’une de ses pièces les plus puissantes, In Spirit (En esprit). Tirée d’un cas précis survenu dans l’Ouest canadien, la pièce consiste en un monologue qui relate les dernières heures d’une adolescente violée puis assassinée. La juxtaposition dans le texte entre l’éveil croissant d’une jeune fille qui commence tout juste à comprendre le monde autour d’elle et à devenir une femme, et le pouvoir qui lui vole brutalement son avenir est poignante. Tara y voit une métaphore de l’impuissance des jeunes.

« Tu dois t’en faire », lance-t-elle en s’adressant aux jeunes. « Tu te dois d’être un être humain empathique. Mais en ultime recours, il revient aux adultes de régler [ces problèmes.] »

Interrogée sur la pertinence de tenir une enquête publique sur les femmes autochtones disparues et assassinées, comme le réclament tous les principaux partis fédéraux mis à part les conservateurs, Tara croit que celle-ci est nécessaire, mais que la solution au phénomène se trouve beaucoup plus en amont. « [Il aurait fallu] que les gens soient retournés en arrière et vivent dans des communautés fortes non morcelées dans des réserves », répond-elle lorsque je lui demande ce qui aurait pu éviter la tragédie dépeinte dans la pièce. N’empêche que l’indifférence du gouvernement d’aujourd’hui envers les préoccupations autochtones la rebute.

« Harper n’est jamais venu [à mes pièces] », déplore-t-elle, un sourire ironique au coin de la bouche. « Et pourtant, je lui ai écrit un courriel chaque fois que j’ai monté une production! »

En parlant à Tara, on sent rapidement la colère créative d’une militante, le besoin de refaire un monde, et le désir de mettre un public au défi de se voir autrement en évitant toute complaisance. Pour preuve, même si elle dit aimer Dawson et ses grands espaces, elle met en garde contre une certaine image « chic » que la ville s’est donnée d’elle-même, et fait remarquer que – conséquence de son histoire – la communauté lui paraît encore ségréguée entre autochtones et allochtones.

« Il est vrai que cette ville démontre une plus grande appréciation de la présence autochtone que n’importe quelle ville que j’ai habitée, » s’explique Tara, « mais nous ne pouvons pas faire semblant que des gens n’ont pas été relocalisés délibérément – parce que ça a eu lieu. Est-ce la faute de quelqu’un? Absolument. Est-ce la faute de cette génération? Non – à moins qu’ils ne se gardent de demander à qui la faute revient. »

Tara Beagan profitera de son temps à Dawson pour développer ses recherches sur le commerce du whisky avec les Premières nations dans le sud de l’Alberta au temps de la colonisation. Ce matériel devra lui fournir les bases pour une nouvelle pièce — ou possiblement un premier roman.

Au fil des ans, le Programme des écrivains résidents a permis à Dawson d’accueillir une soixantaine d’auteurs, de tous genres confondus (fiction, non-fiction, poésie, théâtre, etc.), y compris deux romancières francophones. Les écrivains canadiens ayant déjà publié au moins un livre sont invités à soumettre leur candidature.