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Le 3 mars dernier, sept des huit États permanents du Conseil de l’Arctique annonçaient une « pause » de leur implication au sein de l’organisme multilatéral, en raison de l’invasion russe en Ukraine. Quelle est l’ampleur de la situation et à quoi peut-on s’attendre?
Alors qu’il soufflait ses 25 bougies en 2021, le Conseil de l’Arctique (CA) fait face aujourd’hui à une des plus grandes déstabilisations de son histoire. Le Canada, la Finlande, l’Islande, le Danemark, la Norvège, la Suède et les États-Unis ont annoncé qu’ils suspendaient leurs activités au sein de l’organisation : « Les principes fondamentaux de souveraineté et d’intégrité territoriale, fondés sur le droit international, sous-tendent depuis longtemps les travaux du Conseil de l’Arctique, un forum que la Russie préside actuellement. À la lumière de la violation flagrante par la Russie de ces principes, nos représentants ne se rendront pas en Russie pour les réunions du Conseil de l’Arctique. »
Réactions au cœur du forum
D’autres participants permanents ont appuyé cette décision, comme le Conseil international des Gwich’in, qui en appelait à « la paix en Ukraine, qui ne peut être obtenue que si la Russie retire immédiatement ses forces armées », par voie de communiqué. Le chef de la délégation du Conseil des Athabascans de l’Arctique (AAC), Gary Harrison, affirme ne pas avoir été consulté avant l’annonce de l’interruption. « Tout est à l’arrêt, c’est vraiment frustrant », confie-t-il.
Le 4 mars, l’ambassadeur russe pour la coopération internationale dans la région arctique et haut représentant de l’Arctique, Nikolay Korchunov, a qualifié le gel des activités de « regrettable » et a mis en garde ses homologues que cette pause mènera inévitablement « à une hausse des risques et des défis de sécurité dans la région ».
Au moment d’écrire ces lignes, aucune autre décision n’a été prise afin de poursuivre les activités du forum multilatéral.
Une bonne décision?
Pour Andrea Charron, professeure agrégée et directrice du Centre d’études en défense et en sécurité de l’Université du Manitoba, le gel est une bonne chose. Il permet aux sept autres États membres d’envisager la poursuite de la coopération, dépendamment de la tournure des événements en terres ukrainiennes.
Selon elle, l’exceptionnalisme du CA a été surestimé. « On disait que l’Arctique était une zone de coopération exceptionnelle. Alors qu’il y avait la guerre au Yémen, en Syrie et des tensions avec l’Iran et la Turquie, le Conseil de l’Arctique, qui implique – quand on compte les participants observateurs – l’ensemble des cinq membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU, de nombreux membres partenaires de l’OTAN, et de grands États asiatiques, allait de l’avant. Dans la plupart des autres organisations, vous auriez eu des frictions », explique-t-elle. En revanche, « étant donné la gravité de l’agression de la Russie, la probabilité que la coopération se poursuivre dans avenir rapproché est mince », estime-t-elle.
Les conséquences du gel
Lors d’une conférence en ligne organisée le 14 mars dernier par le Wilson Center et le Norwegian Institute of International Affairs, la chercheuse Marisol Maddox a d’ailleurs réitéré les conséquences que pourrait avoir la pause pour la science. Au sujet du pergélisol, notamment, la collecte et le partage de données de la part de la Russie sont essentiels pour l’avancée des études. « Le changement climatique n’attendra pas que nous arrivions à un dénouement », a-t-elle rappelé.
Pour Amanda Graham, professeure en études nordiques multidisciplinaires et en histoire à l’Université du Yukon, il est possible que le temps d’arrêt mène à un désir de militarisation accrue dans la région. Lors de sa création, les États membres ont délibérément choisi de laisser les questions militaires en dehors du forum, pour ne pas miner la coopération ou l’avancée d’autres enjeux.
Selon la professeure, à long terme, une fracture du CA en deux blocs est possible. « Avec l’intérêt grandissant de la Chine dans l’Arctique, on pourrait voir deux visions opposées s’installer », soulève-t-elle, soit les sept États membres d’un côté, et la Russie et ses alliés de l’autre.
La Chine est membre observateur depuis 2013 et s’implique dans divers projets scientifiques dans la région, en plus d’investir massivement dans la construction de brise-glaces, des navires adaptés au climat polaire. Au moment d’écrire ces lignes, Pékin n’a pas pris position dans le conflit entre Moscou et Kyiv.
La suite des choses
Pour l’instant, le chef Gary Harrison demeure particulièrement inquiet de la situation des peuples autochtones en Russie. L’Association des peuples autochtones du Nord, de la Sibérie et de l’Extrême-Orient de la Fédération de Russie (RAIPON), un des six membres permanents du CA, s’est positionnée en faveur de l’offensive russe, remerciant le président Vladimir Poutine de « protéger les droits et les intérêts des habitants » dans un communiqué de presse. La majorité des chercheur·e·s y voit un stratagème de contrôle de l’organisation par les autorités russes plutôt qu’une réelle prise de position de RAIPON.
Andrea Charron réitère qu’il est trop tôt pour prévoir quand le forum résumera ses activités. « La Norvège reprend la présidence en 2023, peut-être que les sept autres États membres pourront continuer ce travail qui est si important [sans la Russie] », songe-t-elle.
À l’heure actuelle, on entrait dans la troisième semaine de conflit. Plus de trois millions d’Ukrainiens ont déjà fui leur pays.
LECTURE SIMPLE
Qu’est-ce que le Conseil de l’Arctique?
Le Conseil de l’Arctique est le principal forum de coopération internationale dans l’Arctique. Les enjeux de développement durable et de la protection de l’environnement sont au cœur de l’organisation, ainsi que le développement économique et social, la santé et le bien-être culturel.
La déclaration d’Ottawa, signée en 1996, a créé le Conseil de l’Arctique.
Huit pays membres permanents siègent au Conseil : la Russie, le Canada, la Finlande, l’Islande, le Danemark, la Norvège, la Suède et les États-Unis. Il y a aussi six participants permanents, soit six organisations de peuples autochtones.
La présidence du Conseil est confiée à tour de rôle à un pays membre, pendant deux ans. Présentement, c’est la Russie qui est en poste, jusqu’en 2023.
Le Conseil fonctionne par consensus et ne jouit d’aucune force contraignante, ce qui veut dire qu’il ne peut exiger quoique ce soit des pays membres ni les punir si des obligations n’ont pas été respectées. On dit qu’il dépend de la bonne foi des pays pour mettre en œuvre les recommandations.