Dawson City. L’hiver, elle ne compte qu’environ 1 300 âmes alors que l’été, on y dénombre cinq fois plus d’habitants. Voici un récit en quatre actes, relatant la vie de ce coin du Grand Nord canadien, selon la saison où l’on s’y trouve.
Quatrième acte : hiver
C’est le temps des cocons, des livres, des retours sur soi et des chaleurs intérieures. Dehors le soleil peine à remonter la pente : tout juste levé, déjà fatigué, il n’en finit plus de se coucher et chaque trouée dans les nues jette sur le flanc des monts la pénible lueur de ses efforts. Par temps clair, le ciel est pur d’un bleu de juin, zébré de nuages d’altitude qui passent au crible le spectre des couleurs chaudes. Le jour ne dure qu’une poignée d’heures, durant laquelle il faut profiter de cette lumière sauvage et passagère. Car l’hiver n’est rien d’autre que la nuit instituée en reine du monde. Autour du solstice, il fait nuit à quinze heures et demie, et ce jusqu’aux onze heures du matin suivant. Les gens vivent donc dans cette nuit longue et maîtresse en son domaine. La peau perd définitivement son hâle gagné durant l’été, les teints blanchissent, les rues se vident, le vent souffle seul sur les bateaux hissés sur la digue.
Les habitants se calfeutrent. Au-dessus des cheminées s’élève un panache dense qui, sans vent, finit par retomber sur la ville en un léger brouillard. On respire alors l’odeur du feu de bois partout dans les rues, l’odeur des salons chauds, celle des livres qui s’ouvrent au coin des cheminées et des pendules qui végètent dans leur secrète attente. Un souvenir de grands-parents, de famille, pour ceux qui ont eu la chance d’avoir des aïeux campagnards — ou mieux — montagnards.
Le peu de bars qui restent ouverts sont alors les convergences de tous les rendez-vous. Les lourds manteaux s’allongent sur les dossiers des banquettes, les hommes et les femmes dansent devant les musiciens — souvent locaux — et l’on parle calmement des menues affaires qui nous tiennent occupés. Petite construction d’abri, pêche sur la glace, transport de l’eau vers les cabanes isolées de l’autre rive, stabilité de la glace, la promenade du jour ou le coucher de soleil de la veille : on se raconte l’apparition du soleil avec autant d’euphorie que l’on décrit les aurores boréales à ceux qui les ont manquées. Dans les rues, les motoneiges ont remplacé les voitures, sur la glace les joggeurs sont devenus des skieurs tirés par leurs chiens; il n’est pas rare de voir débarquer un traîneau sur les berges qui a suivi le fleuve pétrifié depuis chez lui, pour venir faire ses courses.
C’est aussi l’occasion de rentrer chez les gens. Beaucoup d’habitants sont partis vers des climats moins rudes, et ont confié leurs maisons aux amis, aux connaissances. On se presse alors autour des tables et sur les divans, on s’affaire dans les cuisines, on pénètre dans des cabanons où untel suspend aux crochets le fruit de sa chasse matinale : un caribou pelé comme un légume et découpé, vidé, va venir orner le plafond et promettre les futurs festins de toute une assemblée. La profondeur du froid et de la nuit ne sert qu’à mettre en relief la chaleur des poêles à bois et l’invitation encourageante des parquets lisses et lustrés. Confortablement assis dans la quiétude d’une maison, on écoute Laurie Brown sur CBC tout en feuilletant des ARCHIE comics ou en écrivant une histoire.
Marches solitaires sur les hauteurs avoisinantes ou dans les rues vides. Soudainement, une maison que l’on n’avait jamais vue se distingue par le fait qu’elle porte encore sur elle les lumières des fêtes. Une maison qui n’aurait pas entamé l’harmonie d’un tableau décrivant des côtes normandes. Au-dessous de moins trente, la neige fait un bruit particulier sous les pas, comme si elle avait changé de consistance. Un passant impromptu traverse une avenue au bout du champ de vision, puis s’évanouit pour toujours dans le noir. Est-on le dernier encore debout?
Il suffit d’oser un œil au-dessus des sommets qui cernent la ville pour se faire une idée de l’étendue de nature sauvage qui encercle ce monde minuscule. Les forêts qui regorgent d’ours ensommeillés et de loups errants au fond de leur royaume s’étendent ainsi au-dessus des glaces du fleuve, au-dessus des fumées calmes des habitations, loin des chansons qui s’écrivent ou des films que diffuse l’institut culturel. Loin aussi des cercles de danse et des violons endiablés, bref loin de tout ce dont ont besoin les humains pour se réchauffer et se persuader qu’ils sont ici à leur place, chez eux. Et l’hiver est la saison qui rappelle le mieux que l’homme n’est pas celui qui décide ici. Il est souvent dangereux de rester quelques heures dehors. C’est aussi pour cela que les gens ici respectent la nature. Car chaque année elle leur rappelle dans son infinie indifférence qu’elle fixe les règles, qu’elle est libre tour à tour de favoriser ou de « menacer » la vie de ceux qui ont fait leur nid en son sein. Cependant cette année, la chaleur exceptionnelle (en moyenne moins vingt) fait se demander même les plus sceptiques si par hasard nous n’aurions pas tout de même déréglé le mécanisme avec nos usines et nos voitures (et nos vaches, mais on va pas faire l’inventaire).
Tout est une question de mesure, une question d’absence et de redécouverte. La nuit, nous l’avions perdue pendant des mois. Les étoiles ont cessé pendant toute une saison d’illuminer le ciel. Leur retour et, maintenant, leur suprématie se dégustent en connaissance de cause, car nous savons qu’un jour sans fin est prêt à se lever avec le retour du printemps.
L’hiver : le charme. Peu de touristes, de vraies rencontres, des discussions moins interrompues par les multiples allées et venues estivales de saisonniers pétulants. Un grand soupir de givre assaisonné de tempêtes opaques aux cieux bouchés de neiges sèches et fouettantes. Les nuits claires, rares, sont le théâtre d’aurores boréales invraisemblables : rideaux aux vents, les fenêtres grandes ouvertes de l’espace font claquer les couleurs au-dessus des toits, et le corps lutte le plus longtemps possible avec le froid pour pouvoir contempler cette splendeur. Elles aussi vont disparaître avec les nuits, bien assez tôt pour qu’on n’ait à les savourer de toute notre attention.
Puis il y a tous les à-côtés, par exemple les couples qui se font et se délaient dans l’air avec une impressionnante régularité. Sans être nécessairement imputables à l’hiver, d’une certaine manière l’oppression des températures, l’isolement de la bourgade, l’absence de lumière font que les relations pâtissent de ces aléas, avec, pour sûr, de la matière qui pourrait alimenter des dizaines de romans pour les curieux du genre humain. Mais il se fait tard. Et ceci est une autre histoire.
Difficile de trouver le mot de la fin. Si ce n’est que j’espère que ce n’est pas encore la fin pour moi, pas la fin de Dawson. Petite ville étrange, dense, houleuse, battue par le climat, dressée depuis deux cents ans grâce aux rêves inspirés par la soif de l’or. Pourvu que sa douce folie perdure encore dans les âges. Pourvu que j’y redécouvre le printemps, avec l’œil avisé du sage qui a vécu l’hiver.
Thierry Guenez, Dawson
Découvrez les créations de l’auteur sur lesviestraversieres.com