Je l’avais écrit dans le temps. C’était la première histoire un peu vécue que j’écrivais. Je savais depuis un boutte qu’un jour viendrait où j’écrirais. Mais ce jour tardait. À part une espèce de journal de bord écrit lors de mon premier voyage vers l’ouest su’l pouce une dizaine d’années avant, je n’avais jamais rien écrit d’autre. J’attendais la grande inspiration. Qui elle ne venait jamais.
Ou était-ce qu’à mes yeux, malgré qu’ils aient été grands ouverts, je ne voyais rien digne de mention.
Je faisais la Californie en semi. J’étais impressionné par le désert, ses cactus, les montagnes du Colorado, les pics de l’Utah, les dauphins du Pacifique. Les cowboys du Texas, Los Angeles, El Paso et compagnie. Après l’excitation de faire cette route en semi comme des vrais Amaricains, m’être impressionné par la grosse carlingue que je chauffais, impressionné par la route elle-même, qu’est-ce qui restait? Pas grand-chose. Rien pour écrire à sa mère. Surtout qu’à cette époque, la mienne de mère, comme à peu près tout le monde de mon entourage, trouvait que je faisais un métier de débile. Chauffer un truck à cette époque était déjà un peu débile. Le chauffer jusqu’à l’océan Pacifique l’était complètement. Et, faut bien l’admettre, il y avait un peu de vrai. La vie était compliquée. La grande extase perpétuelle, tant recherchée, était dure à trouver.
J’arrivais à l’âge où on apprend graduellement à réaliser que la réalité n’est rien d’autre que la réalité. Qu’elle se révèle être beaucoup moins excitante que les films d’aventure. Alors, à part m’inventer des petits scénarios justes pour moé pendant ces interminables trajets, la monotonie de la route conjuguée à l’extrême fatigue était tout ce qui restait. Pour ce film en question, il commençait avec une scène qui montrait un convoi de quatre ou cinq trucks roulant la pédale au plancher vers le Mexique pour une livraison d’urgence nationale de je sais pas trop quoi. C’était quel scénario? Fallait livrer quoi aux Mexicains? Pourquoi ça pressait? Pis c’était qui les méchants supposés nous empêcher d’y arriver? Je n’avais rien de tout ça. Je n’en ai jamais eu. Alors j’ai fini par l’oublier. Mais quand même. Il y avait des belles images. Ça commençait par la chanson d’AC/DC « Hells Bells ». Celle qui commence avec des cloches. Suit une guitare électrisée lente comme une marche vers l’enfer. Je voyais le chemin dans le désert empli de poussière qui levait en deux tornades parallèles derrière le convoi. En fond de décor contre la montagne dénudée, un moine sonne les cloches d’un monastère à moitié déglingué. J’avais trouvé ce monastère sur un chemin de travers du Texas menant à la frontière mexicaine séparant El Paso de Ciudad Juárez, là où vivait ma blonde. J’aimais tellement ces images jouant et rejouant dans ma tête que j’en étais venu à me faire un genre d’horaire pour m’assurer que je passerais sur ce chemin vers les petites heures du matin aux aurores. Avec « Hells Bells » jouant juste au bon moment. Les heures et jours que je devrais consacrer à m’éreinter pour arriver pile juste avant le lever du soleil pour vivre ce film de quelques minutes étaient des plus exténuants. Mais, de toute façon, tous les jours l’étaient. Toujours à essayer de rattraper un retard ou prendre de l’avance à coups de dix-huit à vingt heures par jour. Quand c’était pas vingt-quatre! Une course du rat perpétuelle. Il y avait aussi cette autre fois au petit matin sur une autoroute de Californie dont j’ai oublié le numéro. Le terre-plein était empli de lauriers roses en pleine floraison. Ils valsaient au flottement du sillon des camions. « Running to Stand Still » de U2 accompagnait ce mouvement. J’avais roulé toute la nuit. J’étais brûlé. Ça me mettait dans une espèce d’état second. Cette douceur matinale combinée aux lauriers, à la chanson, à mon état, me comblait. Et enfin, il y avait cette autoroute de l’Indiana qui, si on y passait au bon moment, lire ici de nuit, et surtout à la bonne vitesse, soixante mille à l’heure, il y avait ces lampadaires illuminant cet aire de repos. Ils étaient si bien alignés et si bien éclairés qu’on pouvait voir l’ombre de notre camion se décupler en dizaine d’images toutes parfaitement synchronisées. Il n’y avait pas de musique pour accompagner cette scène. Je l’ai pas trouvée. Je passais pas assez souvent au bon moment. Après les efforts déployés pour coordonner le monastère, les fins de semaine avec ma blonde et mes livraisons, bien entendu, l’Indiana venait loin derrière.
Et c’est tout ce que j’avais comme film pour décrire ma vie. Il n’y avait pas d’Indiana Jones. Pas question d’écrire ma romance de Juárez. Entrer dans cette ville était comme pénétrer au centre d’un nid de guêpes gigantesque. Double raison pour ne rien écrire.
Alors j’ai fait ce que je faisais si bien dans ces années-là quand les idées manquaient. J’ai rien fait.
Mais une de ces nuits où je me pressais encore à essayer de répéter la scène du monastère, une histoire arriva dans le camion.
Elle m’avait tellement sonné que celle-là, je l’ai écrite. En me demandant où ça mènerait. Finalement, ça n’a mené nulle part. Là non plus, je n’en ai rien fait. Mais là, des années plus tard, j’ai le goût de la raconter. Même si elle ne mène toujours nulle part.
J’avais l’habitude d’essayer autant que possible d’arriver au Mexique le vendredi afin de passer la fin de semaine avec ma douce. Ça marchait à peu près à toutes les deux semaines. Mais les prouesses que je devais accomplir pour arriver à faire ça dépassaient de loin le raisonnable. Le chemin le plus court pour me rendre à El Paso consistait à couper le Texas en deux, du nord au sud, grâce à plein de chemins de travers. J’étais en retard de deux jours. On était dans la nuit du samedi au dimanche.
Mais à pousser, j’avais réussi à me rendre proche de Lubbock avant de me canter deux ou trois heures. J’étais reparti à deux heures du matin. Une femme faisait du pouce en plein milieu de la nuit. Je trouvais ça un peu hasardeux, mais me disant qu’il était possible que pour agir ainsi elle devait en avoir vraiment besoin, je l’ai embarquée. À peine assise, je lui ai demandé où elle allait et pourquoi elle faisait du pouce si tard. Elle allait dans le sud de l’état quelque part entre Houston et San Antonio. Méchante ride. Elle serait chanceuse si elle arrivait dans la journée. C’est pour ça qu’elle était partie tout de suite après son shift de soir de waitress. Je lui ai demandé si elle avait de la parenté dans ce coin-là. Et c’est là que ça a explosé. Elle s’est mise à pleurer comme un barrage qui vient d’éclater. Ah ben là là! Je savais pas quoi faire. Je regrettais ma question. Tout ce que j’ai trouvé, ça a été de lui donner un kleenex. Je me suis ravisé. Je lui ai donné la boîte. Je savais pas quoi penser. Ça fait que j’ai arrêté de penser. Après un bon cinq minutes, elle a commencé à se calmer. J’ai rasé de lui demander si ça allait. Je l’ai pas fait.
Tranquillement, elle a commencé à se confier. Elle devait être rendue dans cette ville lundi matin au plus tard. Elle était assignée en cour. Elle devait témoigner contre son fils. Fils qui était déjà en prison et sans savoir de quoi il en retournait, semblait destiné à y rester enfermé pour un sacré bout de temps. Ça avait l’air grave. Mais pour ce monde-là, presque normal. Le père était dans une autre prison pas loin de son fils. Lui, ça avait l’air ben plus grave. Ça faisait déjà une douzaine d’années qu’il était en dedans, et je ne pense pas qu’il y avait une date de sortie prévue. La cabine s’est transformée en enfer de Dante. Malheureusement, j’avais des images. Même à distance immense, je sentais la violence de ces hommes me bourdonner dans les yeux et dans les oreilles. J’étais envahi. Aucune porte de sortie pour moé. Encore moins pour ces hommes. Encore moins pour elle. J’aurais eu mille questions à lui poser. Je n’en ai posé aucune. À part étancher une curiosité macabre, ça aurait changé quoi? Mais on n’a parlé de rien d’autre non plus. Elle m’a confié que son mari n’était pas si fin que ça. Qu’il ne pensait pas assez aux autres. Ben oui. En tout cas, j’aimais autant qu’il ne pense pas à moi. Le problème de son fils était qu’il essayait d’imiter son père. Ça avait l’air de fonctionner.
Quand elle est débarquée quelques heures plus tard, c’était encore la nuit. Je lui ai souhaité bonne chance et je suis reparti. On approchait d’El Paso. Les minutes suivantes, je me suis affairé à secouer les frissons me picotant encore les bras. Je m’en allais voir ma blonde. Il n’était pas question que je lui apporte cet épisode avec moi. Il y en avait assez comme ça déjà à Juárez. Je ne lui en ai pas parlé. À personne d’autre d’ailleurs. Mais elle est toujours restée enfermée quelque part. J’avais juste besoin de la ressortir, même si ça donne rien.