le Mardi 30 mai 2023
le Jeudi 18 mai 2023 7:45 Chroniques

La barre du jour

  Photo : Yves Lafond
Photo : Yves Lafond

J’avançais inlassablement sur la glace lancinante de ce lac sans fin. Comme lui, il me semblait y être depuis la dernière ère glaciaire. Puisqu’il ne semblait sortir rien de bon de ma tête, mes yeux n’avaient rien de mieux à faire que voguer distraitement sur l’infini meublant la toundra. Ils furent attirés par le spectacle se déroulant à ma gauche, tout au bout du panorama.

Le jour allait se casser. Il était clair que le soleil n’allait pas le faire en s’éclipsant furtivement en voleur à la petite rapine. Tel un grand acteur de théâtre à la fin d’une superbe performance, il allait s’incliner de manière magistrale pour la toundra. Il était flamboyant.

S’éclipsant tranquillement derrière l’horizon, il s’était gonflé au plus gros de sa capacité. Il s’était drapé pour l’occasion de sa cape orangée strictement réservée à sa royauté. Il l’avait déployée de chaque côté de sa tête jusqu’aux deux extrémités du ciel. Un vampire de films classiques crevant l’écran. Un vampire éblouissant. Qui inspire la paix et non la frayeur. Qui rayonne le jour et non la nuit. Qui offre au lieu de prendre.

Parmi l’auditoire, en plus de la Terre, on pouvait déjà voir Vénus et Jupiter se prosterner devant sa majesté. Elles avaient timidement commencé à briller malgré la couche supérieure du ciel encore imprégnée de la lumière du jour, qui lui, ne semblait pas pressé de partir. Peut-être voulait-il assister au spectacle lui aussi.

Paradoxalement, de l’autre côté de l’horizon, le tableau s’offrant à ma droite était fort différent. À croire que le soleil avait voulu faire oublier l’éloquence presque arrogante dont il peut faire preuve certains jours. Des jours comme aujourd’hui. Se ravisant, il avait propagé de l’autre côté du ciel sa lumière avec beaucoup plus d’humilité. Il s’était contenté d’étaler en trois couleurs pastelles trois grandes et épaisses lignes horizontales. La première était d’un beau bleu un peu turquoise. Elle était surmontée d’une ligne blanche très brillante sur laquelle était couchée une autre de couleur rose bonbon. Un popsicle géant trois couleurs. Pour compléter le tableau, un délicat voile vaporeux confectionné de bruine glacée recouvrait subtilement le trio de couleurs. On aurait dit que le popsicle venait de sortir du congélateur.

C’était quand même beau à voir. Ça faisait penser à l’été. Ça donnait le goût de donner un coup de liche dans le ciel.

Je ne me rappelle pas vraiment si, à ce moment, j’avais bien saisi l’ampleur du décor au milieu duquel je me trouvais. Je ne voyais que le ciel de gauche et celui de droite qui transperçaient les vitres de la cabine. Rien de plus. Mais maintenant que je les décris, je me revois de beaucoup plus loin. De beaucoup plus haut. Je me vois à partir d’un drone volant si haut que mon camion géant n’est pas plus gros qu’une coccinelle. Mais les deux cieux situés de chaque côté, eux, n’ont rien perdu de leur immensité. Et moi, je suis là, au milieu et au bas de tout ça, petite puce roulant vers rien sur ce lac gelé ne menant nulle part.

Mais à ce moment-là, je ne voyais pas ça. Je voyais seulement bien loin en avant. La nuit s’en venait. Elle arriverait bientôt. Après les derniers rayonnements du soleil qu’elle a toujours craint. Assez pour ne jamais tenter de le surpasser. Mais aussitôt celui-ci disparu derrière la Terre, elle s’empressa de reprendre la place qui lui revenait.

Implacable, elle anéantissait tout ce que je voyais. Elle commença par les couleurs. Elle les fit toutes disparaître. Plus d’orangé, de rosé ou de bleuté. Puis, elle s’attaqua aux dernières lueurs du jour qui traînassaient encore. Elle n’eut de clémence que pour Vénus et Jupiter. Et peut-être Mercure aussi, mais ça, j’en suis pas sûr. Mais les planètes elles, elles s’en foutaient de la nuit. Elles préféraient de beaucoup la compagnie du soleil. Elles ne voulaient que lui tourner autour. Je les voyais d’ailleurs déjà s’éloigner. Elles aussi disparaîtraient bientôt loin derrière l’horizon.

La nuit s’en sacrait comme de l’an quarante. Elle avait mille milliards d’étoiles et astres de toutes sortes pour les remplacer. Même affaire pour les couleurs. Plus tard dans ses aurores, elle ferait apparaître des verts émeraude dansant avec de puissants roses bien plus roses que rose bonbon. Je pouvais d’ailleurs déjà les voir se préparer. À trois ou quatre endroits différents dans la voûte céleste, des bruines d’aurores blanchâtres commençaient déjà à se manifester en voilant des constellations n’ayant même pas eu le temps encore de briller de tous leurs feux. Mais fallait pas se tromper. Dans une heure ou moins, ces taches pâles se transformeraient en lumières enflammées. Ça flasherait de tous bords tous côtés.

Et voilà. C’est ça qui est ça. J’ai bousillé mon plan original. Je pensais bien qu’après avoir décrit brièvement la fin de journée de ce jour-là, j’inclurais une autre histoire beaucoup plus fantastique. Je pensais parler de mes deux grands-pères l’habitant ce ciel depuis fort longtemps. Je les avais invités à passer un moment avec moi dans le truck une fois la nuit venue. Je voulais faire part de notre conversation sur la différence entre nos temps modernes et leurs temps anciens. Mon plan a foiré. Ça doit être moi. Parce que s’ils ont répondu à mes questions, je n’ai rien entendu. C’est souvent ça le problème. Je n’entends jamais rien à rien à ce que les esprits me disent. Je ne sais pas écouter. Alors, tant qu’à inventer des niaiseries, que moi je voudrais entendre, j’aime autant me contenter de décrire le ciel bien réel que je voyais ce jour-là.

Désolé. Je pense que je suis aussi bien de faire comme ce jour décrit plus haut et me casser moi aussi. Mais plus humblement.