le Lundi 5 juin 2023
le Jeudi 30 juin 2022 8:06 | mis à jour le 6 mars 2023 18:44 Premières Nations

Le savoir traditionnel – Donner un sens à la recherche

Joe Copper Jack et Jared Gonet, doctorant à l’Université du Yukon, travaillent souvent ensemble en ce qui a trait à l’aménagement du territoire et aux questions autochtones. — Photo : GBP CREATIVE
Joe Copper Jack et Jared Gonet, doctorant à l’Université du Yukon, travaillent souvent ensemble en ce qui a trait à l’aménagement du territoire et aux questions autochtones.
Photo : GBP CREATIVE
Le Yukon représente un terreau fertile pour la recherche scientifique sur les changements climatiques, alors que le Grand Nord se réchauffe près de quatre fois plus vite que le reste de la planète. Dans les dernières années, un nouveau mouvement en appelle à l’incorporation du savoir traditionnel des Autochtones dans la recherche scientifique. Rencontre avec Joe Copper Jack, aîné du Conseil des Ta’an Kwäch’än, qui a développé un modèle pour faciliter la combinaison du savoir occidental et du savoir traditionnel.

L’Aurore boréale : Quelles sont les différences entre le savoir traditionnel et le savoir occidental?

Joe Copper Jack : Un scientifique occidental a été formé pour faire de la recherche, pour observer des faits et pour collecter des données. Il a aussi appris à rester neutre et à ne pas inclure les émotions dans son travail.

Pour le savoir traditionnel, il faut utiliser tous nos sens pour comprendre; il faut être capable d’éprouver des émotions pour le territoire, les animaux et l’eau qui nous entourent. Alors que les scientifiques occidentaux parlent de « développement durable », nous, nous allons simplement dire : « Prenez soin de la terre et elle prendra soin de vous. »

AB : Quel est le modèle que vous avez développé?

JCJ : Le modèle est un processus de partage de connaissances collaboratif, qui respecte autant les Premières Nations du Yukon que le savoir occidental. Il est développé autour de trois mots clés : respecter, prendre soin, partager. Ce sont les trois racines auxquelles tout le reste vient se greffer.

De plus, il y a deux concepts entourant le processus décisionnaire : le « sans voix » (No Voice) et le « ruissellement de l’arbre » (Stream Tree). Le « sans voix » sert à représenter adéquatement ceux qui ne peuvent s’exprimer lors des discussions, comme les animaux, l’eau ou l’air. Le « ruissellement de l’arbre » est une façon de placer le savoir occidental à droite et le savoir traditionnel à gauche, puis de créer ce ruissellement et ce mélange entre les deux sans que l’un de ces savoirs ne domine l’autre. Les parties les plus étroites du ruisseau représentent les intérêts communs.

AB : Pourquoi avoir développé ce modèle?

JCJ : Je me suis demandé quelles connaissances nous allions léguer à la prochaine génération. Nous allons passer la pollution et les choses négatives du climat, mais ce n’est pas cela la tradition autochtone. Nous sommes les gardiens et gardiennes du territoire. Nous ne possédons pas le territoire et nous ne possédons pas nos histoires : tout cela doit être passé aux futures générations.

C’est une façon d’honorer la façon de faire traditionnelle des aînés. Avant, quand il fallait prendre des décisions pour le territoire, il y avait une chaise vide autour du cercle. Et on laissait le caribou, par exemple, parler pour lui-même. C’est une façon de ramener ces concepts.

AB : Comment peut-on l’utiliser?

JCJ : Le modèle est d’abord un outil pour rétablir les relations entre les gens et le territoire, et après entre les personnes. On peut l’utiliser pour développer des règlements en tourisme […], des stratégies minières […], une recherche scientifique sur des terres traditionnelles […] ou d’autres guides et projets.

Le plan est un processus en constante évolution. D’abord, on crée une relation et on planifie; ensuite, on regarde comment on implémente le modèle; enfin, on prévoit une révision du plan, pour s’assurer qu’il respecte et inclut autant le savoir traditionnel que le savoir occidental.

AB : Pourquoi le modèle est-il important?

JCJ : Parce que ça permet aux gens de réaliser l’importance des deux sortes de savoirs et de collaborer entre eux sur des valeurs communes, tout en respectant leurs différences. Les médecins et les infirmiers sont considérés comme des travailleurs essentiels. Pour nous, les gens qui travaillent pour le bien du territoire sont aussi des travailleurs essentiels. En fait, le territoire est un service essentiel.

Nous avons besoin de comprendre la nature. Et la réconciliation entre le territoire et le peuple doit arriver avant même que l’on pense à la réconciliation entre les peuples. Il faut que l’humain réalise qu’il fait partie de la nature, qu’il n’est ni supérieur ni à part de celle-ci. Tout le monde est sur un pied d’égalité, et c’est le but de ce modèle.

AB : La création d’une relation semble être à la base du modèle. Pourquoi?

JCJ : Ce qui a émergé de ce modèle, et ce qu’on a commencé à constater, c’est que bien avant de passer à la phase de la planification collaborative, il faut une phase de création de liens.

Justement, les changements climatiques nécessitent ce courant de collaboration, qu’on le veuille ou non. Les anciennes générations, nos aînés, disaient que la terre était notre professeure, que celle-ci a appris aux animaux à vivre sur la terre. Puis, les animaux ont appris aux aînés à vivre sur la terre. Et maintenant, c’est à nous de montrer aux Kut’chan [les personnes non autochtones] à le faire.

Il faut penser l’utilisation des savoirs traditionnels et occidentaux comme une raquette à neige : les fixations sont les trois mots clés – respecter, prendre soin, partager –, le maillage est le concept de « sans voix » et la structure de la raquette est le « ruissellement de l’arbre ». On ne peut pas faire de l’extractivisme et prendre ce que l’on veut dans le modèle : il faut l’ensemble des composantes pour que le partage de connaissances soit fait respectueusement.

AB : Qu’est-ce que vous aimeriez que les gens comprennent à propos des Premières Nations en étudiant le savoir traditionnel?

JCJ : [Qu’ils] saisissent de tout cœur et acceptent le savoir traditionnel comme une connaissance véritable. Qu’ils soient capables d’utiliser tous leurs sens pour réaliser leurs observations, et ce, peu importe les recherches qu’ils souhaitent faire. Qu’ils considèrent le savoir traditionnel comme une nouvelle vague de connaissances qui s’ajoute aux leurs pour une compilation de connaissances.

Qu’ils réalisent aussi que les peuples autochtones ont beaucoup à offrir, dans un système de cogestion et de collaboration, et qu’en apprenant [les savoirs traditionnels] et en les mettant en œuvre avec la science occidentale, ils iront plus loin, plus en profondeur et qu’ils résoudront les enjeux plus rapidement, dans une démarche amicale.

 

Propos recueillis par Laurie Trottier